• Sondhi-Thaksin : le combat des tycoons


    Depuis plusieurs mois, Sondhi Limthongkul, à la tête de son empire des médias, s'est lancé dans une campagne virulente contre le Premier ministre, son gouvernement et ses proches. Il semble vouloir tout faire pour mettre à bas l'édifice politique bâti patiemment par Thaksin Shinawatra. Récit et sources d'un conflit qui touche à l'âme même de la Nation thaïlandaise.


    C'est un conflit diabolique, un combat de titans, dont ne sortira, au mieux, qu'un seul
    vainqueur. Sondhi Limthongkul, le puissant patron du groupe Manager et le
    Premier ministre Thaksin Shinawatra sont engagés depuis plusieurs mois dans
    un bras de fer qui met en jeu rien de moins que la stabilité politique du
    royaume. Chaque vendredi, Sondhi, petit homme replet au visage pâle d'intellectuel, réunit plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le parc Lumpini, au coeur de Bangkok, et déverse à la pelle accusations de corruption et de népotisme sur les membres du gouvernement, Thaksin en tête. Il y reprend en direct la formule de “Thailand Weekly”, son talk-show télévisé interdit d'antenne sur la chaîne publique 11 depuis le 15 septembre dernier.
    De semaine en semaine, la foule se fait plus nombreuse. Même si les chiffres publiés par la presse sont grossièrement gonflés, ils étaient sûrement près de 40 000 assis calmement dans l'herbe le 9 décembre dernier, foule attentive et inquiète, portant pour beaucoup la couleur jaune de la campagne anti-Thaksin.
    Un tycoon de la presse millionnaire contre un magnat des télécoms milliardaire : faire de cette querelle un simple duel entre deux egos surdimensionnés donne une mauvaise idée de la profondeur du débat en cours. Et offrir à Sondhi, comme certains médias, le beau rôle de chevalier blanc défendant la liberté de la presse, le petit peuple et les institutions contre un Premier ministre machiavélique reflète encore moins la réalité.

    En quelques semaines, le tycoon des médias a réussi là où les médias, l'opposition démocrate et la société civile ont lamentablement échoué depuis l'arrivée au pouvoir du parti Thai Rak Thai : il a réveillé la conscience d'une partie du peuple et mis le doigt sur les abus d'un premier ministre plus que jamais en proie à l'autoritarisme. Pour parvenir à son but – clairement la chute du gouvernement Thaksin – Sondhi a misé gros : il a joué, rien de moins, sur les menaces que ferait peser le gouvernement actuel sur les trois piliers de la Thaïlande contemporaine (qui composent sa devise) : nation, religion et monarchie. Etant donné les tabous qui entourent traditionnellement ces deux derniers sujets, c'était s'engager sur une pente plus que glissante. Mais Sondhi est un équilibriste : ruiné après la banqueroute de son conglomérat en 1997, il a depuis 2003 reconstruit – grâce à la bienveillance de ses banquiers – sa puissance de feu médiatique. Si son show n'est plus diffusé sur la télévision publique (l'une des raisons de sa colère), il l'est en revanche sur une chaîne diffusée par le satellite TTV, au moins deux radios FM et le site internet du Manager Group, avant d'être repris par ses multiples publications et l'ensemble de la presse écrite qui s'est emparé du phénomène Sondhi comme d'un héros de feuilleton qui fait vendre du papier.
    Sondhi s'est par ailleurs adjoint l'une des plus brillantes et des plus admirées journalistes de la télévision thaïlandaise : Sarocha Pornudomsak. Particulièrement enjouée et compétente dans son rôle de co-présentatrice de “Thailand Weekly”, elle apporte à la campagne du vieux routier des médias une crédibilité indiscutable.

    Défendre les trois piliers

    Pour défendre la Nation, Sondhi et son équipe ont utilisé l'artillerie ordinaire : dénonciation d'affaires de corruption, de népotisme, de gaspillage d'argent public. La dernière accusation en date concerne un contrat d'achat d'avions de chasse russes Su-30, d'une valeur de 35 milliards de bahts et pour lequel, selon Sondhi, une commission de 10% serait versée. Au centre de la controverse, on trouve l'actuel ministre de l'Intérieur, Kongsak Watana, ancien commandant de l'armée de l'air et dont la femme est très proche de Pojaman Shinawatra, épouse du Premier ministre.
    Ce type d'allégations a fleuri depuis l'arrivée au pouvoir de l'homme le plus riche du royaume, mais elles n'avaient jusqu'à présent guère réussi à le déstabiliser. Tout juste avaient-elles ému quelques organisations de défense de la liberté de la presse quand les avocats du Premier ministre s'empressaient de traîner ses accusateurs devant les tribunaux pour diffamation, demandant à chaque fois des sommes astronomiques en réparation. Les plaintes contre Sondhi et ses collègues du Manager Group représentaient, fin novembre, plus de deux milliards de bahts.

    La querelle menaçait à un tel point de dégénérer (des rumeurs parlaient déjà de coup d'Etat) que Sa Majesté le Roi Bhumibol a dû lui-même intervenir pour calmer les deux tycoons. C'est le Premier ministre qui en a fait les frais, quand le souverain a affirmé lors de Son traditionnel discours le 5 décembre, jour de Son anniversaire, que “The King can do wrong” ([même] le roi peut se tromper) et expliqué qu'il fallait accepter les critiques. Sa Majesté, de façon subtile, a fait comprendre au Premier ministre qu'il devait retirer ses plaintes déposées contre ses détracteurs et ce dernier a suivi Ses conseils dès le lendemain. Cela peut apparaître comme une première victoire de Sondhi dans la lutte sans merci qui l'oppose à Thaksin. Le tycoon-journaliste engagé a en effet très tôt joué la carte royaliste, arguant que le Premier ministre tentait de s'arroger certains privilèges réservés au souverain. Les T-shirts jaunes – couleur de la famille royale - portés par les supporters de Sondhi portent le slogan “Nous aimons notre roi”. Quand on connaît l'attachement du peuple thaïlandais pour l'institution monarchique et le respect qu'inspire Sa Majesté, on imagine l'impact qu'un tel discours a pu avoir, même chez de farouches partisans de Thaksin. Par contre, Sondhi se trompe sûrement s'il a lu dans le discours du 5 décembre un soutien du Roi à son mouvement. Le souverain, garant des institutions démocratiques, a fait preuve d'une neutralité bienveillante qui n'octroie à aucun des protagonistes une préférence. L'un de Ses conseillers privés, le général Surayud Chulanont, n'a pas manqué de remarquer : “L'institution [monarchique] ne doit pas être impliquée dans la politique. Les disputes politiques doivent se résoudre de manière politique”.

    Face au chef de file du matérialisme thaïlandais que représente le capitaliste Thaksin, Sondhi ne pouvait que jouer, en habile connaisseur des antagonismes qui déchirent son peuple, la carte du spirituel – donc du bouddhisme. Il s'est assuré du soutien de Luangta Mahabua, un bonze éminement respecté de la province de Udon Thani. Il a exceptionnellement réalisé son talk-show du 25 novembre depuis la pagode de ce dernier, donnant à sa campagne un air traditionnel qui doit sûrement lui attirer quelques supporters dans les campagnes. Sondhi a en outre lancé une accusation grave : le gouvernement aurait, l'an dernier, nommé un nouveau patriarche suprême de l'église bouddhique thaïlandaise, citant le mauvais état de santé du précédent chef bonze, alors que ce dernier pouvait très bien continuer son office.

    Face à ces multiples accusations, Thaksin Shinawatra n'a plus le choix des armes. Il ne peut plus procéder par l'intermédiaire de talentueux avocats ni balayer les questions sensibles des journalistes d'un revers de main. Il va devoir descendre dans l'arène et répondre point par point aux interrogations que se posent, après Sondhi, l'ensemble des Thaïlandais qui ont voté pour lui il y a moins d'un an. Le patron du Manager Group s'est inventé un rôle de contre-pouvoir qu'il semble bien seul à pouvoir exercer. Mais qu'a-t-il vraiment en tête, ce Sondhi qui fait de la politique sans le dire comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ? Aux dernières nouvelles, il ne souhaite pas se présenter aux prochaines élections sénatoriales, prévues début 2006. Alors pourquoi tant de haine ?

    Exposé des motifs

    En 2003, Sondhi Limthongkul déclarait que Thaksin Shinawatra était “le meilleur premier ministre que la Thaïlande ait jamais eu.” Oui, le même Sondhi qui aujourd'hui en dit pis que pendre et fait tout pour que le Premier ministre jette l'éponge avant la fin de son mandat. Que s'est-il passé, en deux ans, pour qu'on assiste à un tel revirement ? Qu'a donc fait Thaksin pour provoquer à ce point l'un de ses plus ardents supporters ? Car les deux ennemis du jour furent même partenaires d'affaires dans les années 90. Et dès la nomination du patron du Thai Rak Thai au poste de Premier ministre, en 2001, le groupe Manager, entre autres par la voix de son journal Pudjadkarn, prend fait et cause pour le nouveau gouvernement, justifiant chacune des politiques populistes alors mises en place. La banqueroute de 1997 est déjà loin derrière Sondhi et le Manager Group a repris sa place dans le paysage médiatique. Surtout, il a obtenu de l'agence gouvernmentale MCOT et du Département des Relations publiques (PRD) des tranches horaires pour la diffusion d'émissions de radio et de télévision sur des chaînes publiques, une source de revenus publicitaires non négligeable.
    Les raisons du revirement brutal de Sondhi et de l'ensemble des médias qu'il contrôle sont encore mal identifiées, même si nombre d'observateurs doutent qu'il ait lancé sa grande campagne anti-Thaksin par patriotisme et amour de la démocratie. Plus vraisemblables sont les rumeurs qui attribuent sa volte-face à une mésentente purement liée au milieu des affaires - voire en relation directe avec la perte de revenus qu'a représenté l'éviction de Manager des chaînes publiques sous la pression d'une faction du parti au pouvoir. Certains affirment par exemple que Bantoon Lamsam, le patron de la banque Kasikorn (anciennement Thai Farmer's), en froid avec Thaksin, serait maintenant l'actionnaire majoritaire du groupe Manager. D'autres que c'est l'éviction de Viroj, proche de Sondhi, de son poste de président de la Krung Thai Bank, qui a fait brûler le torchon entre les deux hommes d'affaires. Quoi qu'il en soit, le bras de fer en cours a vraisemblablement des causes financières qui passeront – comme d'habitude – dans les oubliettes de l'histoire siamoise. Thaksin a commis en se coupant de Sondhi une erreur qui pourrait se révéler fatale pour sa carrière politique. Mais nul ne dit qu'il n'entraînera pas son bourreau dans sa chute.
    FT


    Sondhi, un petit Thaksin
    Sondhi Limthongkul aurait pu être Thaksin. Il ne lui a manqué, semble-t-il, qu'un peu d'opportunisme et de chance. Comme le Premier ministre, Sondhi est issu d'une famille chinoise. Son père, imprimeur de métier, est arrivé en Thaïlande dans les années 1930. On sait peu de choses de la famille Limthongkul, si ce n'est qu'ils étaient suffisament riches pour envoyer leur fils Sondhi faire des études en Angleterre et aux Etats-Unis. C'est en Amérique qu'il apprend le métier de journaliste, dans des journaux universitaires. Il revient en Thaïlande en 1974, travaille pour un journal local puis monte sa propre entreprise de communication avec laquelle il lance un magazine automobile et un magazine féminin. Pendant vingt ans, la fièvre du tycoon ne quittera plus Sondhi. Il lance Pudjadkarn, sa publication de référence, en 1983, puis toute une série de périodiques. Au sommet de sa gloire, en 1995, Sondhi met sur les rails deux projets ambitieux qui, avec le concours de la crise de 1997, vont mettre son empire à bas : un magazine régional basé à Hong Kong, Asia Inc, et entreprise encore plus folle, le premier quotidien asiatique, Asia Times, en concurrence directe avec le Wall Street Journal. Le baht commence sa chute libre et les banques coupent les crédits : le Manager Group est acculé à la banqueroute. Et coulent avec lui les projets et les investissements de Sondhi qui auraient pu faire de lui un deuxième Thaksin : télécommunications (dont un projet de satellite laotien), finance, hôtellerie...
    La campagne que mène depuis quelques mois Sondhi Limthongkul contre le gouvernement Thaksin n'est-elle pas en fin de compte qu'une vengeance longuement murie ?
    F.T.



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