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Cambodge : les deux rois
Cambodge
Deux rois pour un royaume
Norodom Sihanouk a décidé de sortir de
l'Histoire par la petite porte. Acteur majeur de la politique cambodgienne
depuis plus de 60 ans, le souverain a annoncé en octobre qu'il prenait, à 82
ans, une retraite bien méritée. Pour des raisons constitutionnelles, le chef de
l'Etat n'a pas officiellement abdiqué, mais laissé la place à un successeur, en
l'occurrence son fils Norodom Sihamoni, élu nouveau roi par le Conseil du
Trône.Sihanouk, qui compte passer « le reste de
son âge » dans sa résidence de Siem Reap, à deux pas des temples d'Angkor
qui firent autrefois la gloire et la puissance de son peuple aujourd'hui
miséreux, s'est vu conférer le titre de « roi héros ». C'est loin
d'être un titre usurpé : la vie de ce fou de cinéma - il a réalisé
lui-même de nombreux longs-métrages n'aurait pu être inventée par le plus
imaginatif des scénaristes de Hollywood. C'est à 19 ans, à peine sorti du
lycée, que Sihanouk fut mis sur le trône, en 1941, par le régime de Vichy
français, qui pensait avoir à faire à un jeune aristocrate sans ambition. Mais
la fonction créant l'organe, le jeune souverain allait prendre la tête d'une
croisade pacifique pour l'indépendance du royaume, qu'il finit par obtenir de
la France en 1953. Pour mieux contrôler la politique cambodgienne, Sihanouk
abdiquait deux ans plus tard au profit de son père Norodom Suramarit et fonda
un parti, le Sangkum Reastr Niyum (communauté socialiste populaire), qui allait
remporter largement les élections pendant les quinze années suivantes. Premier
ministre, puis chef de l'Etat à la mort de son père, Sihanouk joue les
équilibristes alors que la guerre du Vietnam fait rage à l'Est du royaume. Il
porte haut le drapeau de l'indépendance et de la neutralité du royaume il est
aujourd'hui le dernier survivant des cinq premiers signataires du Mouvement des
pays non-alignés (Nerhu, Tito, Nasser et Sukarno étaient les autres). Mais ses
sympathies prudentes pour les mouvements communistes lui vaudront, en mars
1970, d'être déposé lors un coup d'Etat fomenté en sous-main par les
Américains. Exilé à Pékin, il reviendra à Phnom Penh quand les Khmers rouges,
maoïstes fanatiques, prennent le contrôle du pays en 1975. Officiellement chef
de l'Etat, Sihanouk est de fait un véritable otage de l'Angkar, le régime
génocidaire des hommes de Pol Pot. Confiné dans son palais, il apprendra, à la
chute des Khmers rouges en 1979, que plusieurs de ses enfants ont péri dans
l'enfer des « champs de la mort ». Le retournement de situation qui
s'ensuit, avec l'installation d'un gouvernement communiste tenu en laisse par
les Vietnamiens ayant renversé Pol Pot, voit Sihanouk se lancer dans la
résistance. Son parti royaliste, le Funcinpec, s'allie même avec les Khmers
rouges ses anciens tortionnaires, pour lutter, sur la frontière thaïlandaise
contre un régime où le jeune Hun Sen, futur homme fort du pays, fait ses
premières armes.Il faudra douze ans pour que les factions
cambodgiennes finissent par mettre un terme à ce conflit fratricide en signant,
en 1991, les Accords de Paris. Et l'immortel Sihanouk, porté par la vague de la
gigantesque opération de l'ONU 2 milliards de dollars qui allait conduire
aux élections de juin 1993, il remonte cette même année sur le trône pour la
deuxième fois. Selon ses propres termes, celui que son « petit
peuple » appelle affectueusement « Monseigneur Papa »,
« règne mais ne gouverne pas ». Pendant les onze ans qui suivent
jusqu'à sa « retraite » du mois dernier, le roi Sihanouk a pourtant
participé activement à la vie politique. Il a tour à tour arbitré en faveur de
son fils Ranariddh, chef de file des royalistes, ou du Premier ministre Hun
Sen, par de petites phrases sybillines ou des annotations assassines sur des
articles de presse, dénonçant la corruption, la déforestation, les inutiles
querelles politiques. Sihanouk a donc payé de sa personne, pendant sa dernière
période en pleine lumière, pour sortir le Cambodge et son peuple de
l'effroyable misère dans lequel le royaume est plongé depuis près de
trente-cinq ans. Mais l'influence du monarque avait fortement décru ces
dernières années, comme l'a prouvé son incapacité à résoudre la crise politique
qui a privé le royaume de gouvernement pendant près d'un an après les élections
de juillet 2003.Fatigué par les ans et miné par la maladie
les meilleurs médecins de Pékin le suivent depuis des années pour un cancer de
la prostate et un diabète Norodom Sihanouk, après cette vie agitée, a donc
décidé de passer la main. S'il n'a pas officiellement choisi son fils Sihamoni
pour lui succéder, il a fortement influencé la décision du Conseil du Trône
chargé de désigner le nouveau roi. Sihamoni est le seul fils survivant de son
union avec la reine Monique, sa dernière épouse (Sihanouk a eu six femmes et
quatorze enfants). Très proche de ses parents, il a passé dernièrement de
nombreux mois auprès d'eux à Pékin. Célibataire de 51 ans, Sihamoni n'est pas
très connu au Cambodge. S'il a passé les années « Pol Pot » enfermé
dans le palais de Phnom Penh avec ses parents, il a depuis longtemps élu
domicile à Paris, où il occupait jusque récemment le poste d'ambassadeur du
Cambodge auprès de l'Unesco.Artiste, ancien danseur, cinéaste, chorégraphe,
le jeune souverain ne devrait pas avoir les manies politiques de son père, et
c'est sans doute pour ça qu'il a été choisi, parmi les dizaines de descendants
des trois familles royales (Sisowat, An Duong, Norodom) qui pouvaient prétenre
au trône. Dès 1997, Sihanouk avait exprimé sa préférence pour Sihamoni, selon
lui seul candidat acceptable, car malléable, pour Hun Sen et Chea Sim, les deux
hommes-clés du parti du peuple cambodgien (PPC) au pouvoir. Mais c'est aussi ce
qu'avaient pensé les maîtres français du Cambodge en installant Sihanouk sur le
trône il y a plus de 60 ans. Et bon sang ne saurait mentir...François Tourane
<o:p> </o:p>Encadré :
« J'ai trois mille ans »
L'extrait suivant d'une pièce de théâtre
d'Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine, jouée à Vincennes en 1985, intitulée
« L'histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du
Cambodge », était semble-t-il prémonitoire :Sihanouk : « Quand j'étais dans le
fracas du monde, comme je me suis démené ! J'ai tout vécu, tout gagné,
tout perdu, j'ai vu juste, j'ai vu faux, j'ai vu trop tôt, je n'ai pas vu le
poignard dans mon dos, je me suis trompé, je ne me suis pas trompé... » [...]
« J'ai trois mille ans. Je n'ai plus rien à perdre. Je suis à la pointe du
temps. Il y a des siècles que Sihanouk est sorti du fleuve. Ici, il n'y a plus d'erreur,
plus de rage. Devant moi s'étnd l'immense champ tranquille de la légende. Je
pourrais m'allonger, me reposer. Encore vivant, je suis devenu sage et âgé
comme les morts. Je n'ai plus la force, le courage de faire les erreurs, la
course, tout ce qu'il faut faire pour prendre part aux jeux de cette terre. Je
ne dirais plus rien. »Copyright : « Prisonnier des Khmers
rouges », par Norodom Sihanouk, texte établi avec le concours de Simonne
Lacouture.
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