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Ecrivains birmans
Intellectuels birmans : l'exil et l'impuissance (texte publié dans La Croix, le 29 novembre)
Une
centaine d'écrivains, poètes et journalistes birmans en exil en
Thaïlande se sont rassemblés pour partager leur opposition à la
dictature birmane
Le soir tombe sur Chiang Mai. Sur la
scène dressée dans un jardin fleuri, des hommes et des femmes se
succèdent au micro et rendent hommage à la doyenne des intellectuels
birmans, dont on fête l'anniversaire aujourd'hui. Le portrait de Lu Dhu
Daw Amar, 92 ans, derrière eux, semble les écouter sagement.
Un peu plus tôt, l'assistance recueillie, plus d'une centaine de
journalistes, poètes et écrivains birmans exilés en Thaïlande réunis il
y a quelques jours pour leur grande conférence annuelle, avait pu
entendre la voix éraillée de la vieille dame enregistrée au téléphone
qui lançait depuis Mandalay, dans le nord de la Birmanie voisine, un
message émouvant : « Ici, en Birmanie, chacun souffre et tout le monde
vit au-dessous du seuil de pauvreté. En quatre-vingt-dix ans, je n'ai
jamais vu une situation aussi terrible. Les leaders du pays ne
s'occupent que d'eux-mêmes. Et en plus, ils nous ont supprimé la
liberté de penser. » Serrés les uns contre les autres et l'air grave,
les assistants se recueillent en silence.
À Mandalay, en Birmanie, de l'autre côté de la frontière
thaïlandaise, si proche, une grande cérémonie devait marquer
aujourd'hui l'anniversaire de la vieille dame, écrivain prestigieux
qui, dans les années 1940, fut l'amie du général Aung San, père de
l'indépendance et d'Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et leader
de l'opposition, détenue à domicile depuis trois ans.PourCensure implacable
la première fois en vingt ans, la célébration, qui rassemble
d'ordinaire ce qu'il reste d'esprits libres en Birmanie, a été
interdite par les autorités.
À Chiang Mai, en Thaïlande, assise à une table un peu à l'écart,
une frêle jeune femme aux cheveux courts écoute les discours de chacun.
Myi est la seule ici à travailler encore en Birmanie. Au risque de ne
pouvoir rentrer chez elle, la journaliste est venue témoigner de la
censure implacable qui frappe les intellectuels birmans. Il y a trois
ans, Myi a perdu son emploi de rédactrice en chef d'un magazine pour
avoir publié le poème d'un fonctionnaire dénonçant son salaire de
misère.
Depuis, utilisant près d'une dizaine de pseudonymes différents, la
jeune femme survit en publiant ici et là des articles sur la santé et
l'éducation. « Il est impossible de parler des réalités de la vie, de
la pauvreté ou des problèmes politiques. Quand le bureau de la censure
repère un article qu'il juge dangereux, l'auteur est convoqué et
longuement interrogé sur ses intentions. Si cela se produit une seconde
fois, il perd le droit d'écrire et son nom de plume est interdit »,
explique-t-elle.L'essentielLa voie de l'exil
de la presse birmane plus d'une centaine de publications se
consacre donc à des informations anodines : nouvelles sportives, santé,
mode, informations « people ». Si les journalistes parviennent à
survivre, c'est loin d'être le cas des 200 à 300 écrivains et poètes
reconnus que compterait encore le pays. Pour une nouvelle ou un poème
publié dans la presse, l'auteur touche entre 3 000 et 5 000 kyats (2 à
3 ). Très peu parviennent à faire éditer leurs œuvres.
« Il y a une double censure. Le bureau officiel de la censure lit
une première fois le manuscrit. Après impression, c'est le ministère de
l'intérieur qui décide si le livre peut être mis en circulation »,
explique Khin Maung Soe, aujourd'hui en exil en Thaïlande. Après avoir
passé quatre ans en prison, de 1992 à 1996, cet écrivain journaliste
avait écrit un ouvrage intitulé Les Grands Leaders et leurs pensées.
Une simple photo du dalaï-lama dans son livre aura suffi pour qu'il
soit banni de la profession.
Chaque année, plusieurs dizaines d'intellectuels birmans
choisissent la voie de l'exil. Beaucoup atterrissent en Thaïlande et
viennent grossir les rangs des réfugiés. « La littérature birmane se
meurt. Sur place, on ne peut plus écrire, la censure s'est installée
dans nos têtes. Ici, nous n'avons ni éditeurs ni lecteurs », constate
avec amertume May Nyane, auteur d'une centaine de nouvelles et d'une
dizaine de romans. Cette femme passionnée, amatrice de punk et de
hip-hop, a quitté Rangoun en 2005 avec son mari et ses trois enfants
après avoir reçu des menaces de mort de la junte militaire.EtLe témoignage écrit, un devoir humain
pourtant la fibre littéraire reste fortement ancrée dans l'âme des
Birmans exilés, pour qui la poésie reste un genre majeur et le
témoignage écrit un devoir humain. Mahan Nyein, le « Papillon » birman,
s'est échappé en 1970 d'une île prison sur un rafiot de bambou.
Aujourd'hui, il écrit sa vie dans un petit village près de la frontière
après avoir été longtemps membre de la guérilla karen (KNU) une ethnie
minoritaire qui représente 7 % de la population.
« Nous devons raconter nos malheurs pour survivre », explique cet
aventurier de 60 ans au visage osseux, vêtu d'un treillis trop grand
pour lui. Son voisin de table, Than Win Htut, jeune journaliste aux
traits fins, renchérit : « La littérature est le trésor du peuple.
Personne ne pourra jamais nous la voler. »
Dans la fraîcheur nocturne de Chiang Mai, les exilés ne perdent
pourtant pas leur bonne humeur. Ils ont même franchement éclaté de rire
en entendant le dernier conseil de Daw Amar, la vieille dame, depuis la
Birmanie : « Et surtout, ne buvez pas trop ce soir ! »François TOURANE, à Chiang Mai (Thaïlande)
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