• Sondhi-Thaksin : le combat des tycoons


    Depuis plusieurs mois, Sondhi Limthongkul, à la tête de son empire des médias, s'est lancé dans une campagne virulente contre le Premier ministre, son gouvernement et ses proches. Il semble vouloir tout faire pour mettre à bas l'édifice politique bâti patiemment par Thaksin Shinawatra. Récit et sources d'un conflit qui touche à l'âme même de la Nation thaïlandaise.


    C'est un conflit diabolique, un combat de titans, dont ne sortira, au mieux, qu'un seul
    vainqueur. Sondhi Limthongkul, le puissant patron du groupe Manager et le
    Premier ministre Thaksin Shinawatra sont engagés depuis plusieurs mois dans
    un bras de fer qui met en jeu rien de moins que la stabilité politique du
    royaume. Chaque vendredi, Sondhi, petit homme replet au visage pâle d'intellectuel, réunit plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le parc Lumpini, au coeur de Bangkok, et déverse à la pelle accusations de corruption et de népotisme sur les membres du gouvernement, Thaksin en tête. Il y reprend en direct la formule de “Thailand Weekly”, son talk-show télévisé interdit d'antenne sur la chaîne publique 11 depuis le 15 septembre dernier.
    De semaine en semaine, la foule se fait plus nombreuse. Même si les chiffres publiés par la presse sont grossièrement gonflés, ils étaient sûrement près de 40 000 assis calmement dans l'herbe le 9 décembre dernier, foule attentive et inquiète, portant pour beaucoup la couleur jaune de la campagne anti-Thaksin.
    Un tycoon de la presse millionnaire contre un magnat des télécoms milliardaire : faire de cette querelle un simple duel entre deux egos surdimensionnés donne une mauvaise idée de la profondeur du débat en cours. Et offrir à Sondhi, comme certains médias, le beau rôle de chevalier blanc défendant la liberté de la presse, le petit peuple et les institutions contre un Premier ministre machiavélique reflète encore moins la réalité.

    En quelques semaines, le tycoon des médias a réussi là où les médias, l'opposition démocrate et la société civile ont lamentablement échoué depuis l'arrivée au pouvoir du parti Thai Rak Thai : il a réveillé la conscience d'une partie du peuple et mis le doigt sur les abus d'un premier ministre plus que jamais en proie à l'autoritarisme. Pour parvenir à son but – clairement la chute du gouvernement Thaksin – Sondhi a misé gros : il a joué, rien de moins, sur les menaces que ferait peser le gouvernement actuel sur les trois piliers de la Thaïlande contemporaine (qui composent sa devise) : nation, religion et monarchie. Etant donné les tabous qui entourent traditionnellement ces deux derniers sujets, c'était s'engager sur une pente plus que glissante. Mais Sondhi est un équilibriste : ruiné après la banqueroute de son conglomérat en 1997, il a depuis 2003 reconstruit – grâce à la bienveillance de ses banquiers – sa puissance de feu médiatique. Si son show n'est plus diffusé sur la télévision publique (l'une des raisons de sa colère), il l'est en revanche sur une chaîne diffusée par le satellite TTV, au moins deux radios FM et le site internet du Manager Group, avant d'être repris par ses multiples publications et l'ensemble de la presse écrite qui s'est emparé du phénomène Sondhi comme d'un héros de feuilleton qui fait vendre du papier.
    Sondhi s'est par ailleurs adjoint l'une des plus brillantes et des plus admirées journalistes de la télévision thaïlandaise : Sarocha Pornudomsak. Particulièrement enjouée et compétente dans son rôle de co-présentatrice de “Thailand Weekly”, elle apporte à la campagne du vieux routier des médias une crédibilité indiscutable.

    Défendre les trois piliers

    Pour défendre la Nation, Sondhi et son équipe ont utilisé l'artillerie ordinaire : dénonciation d'affaires de corruption, de népotisme, de gaspillage d'argent public. La dernière accusation en date concerne un contrat d'achat d'avions de chasse russes Su-30, d'une valeur de 35 milliards de bahts et pour lequel, selon Sondhi, une commission de 10% serait versée. Au centre de la controverse, on trouve l'actuel ministre de l'Intérieur, Kongsak Watana, ancien commandant de l'armée de l'air et dont la femme est très proche de Pojaman Shinawatra, épouse du Premier ministre.
    Ce type d'allégations a fleuri depuis l'arrivée au pouvoir de l'homme le plus riche du royaume, mais elles n'avaient jusqu'à présent guère réussi à le déstabiliser. Tout juste avaient-elles ému quelques organisations de défense de la liberté de la presse quand les avocats du Premier ministre s'empressaient de traîner ses accusateurs devant les tribunaux pour diffamation, demandant à chaque fois des sommes astronomiques en réparation. Les plaintes contre Sondhi et ses collègues du Manager Group représentaient, fin novembre, plus de deux milliards de bahts.

    La querelle menaçait à un tel point de dégénérer (des rumeurs parlaient déjà de coup d'Etat) que Sa Majesté le Roi Bhumibol a dû lui-même intervenir pour calmer les deux tycoons. C'est le Premier ministre qui en a fait les frais, quand le souverain a affirmé lors de Son traditionnel discours le 5 décembre, jour de Son anniversaire, que “The King can do wrong” ([même] le roi peut se tromper) et expliqué qu'il fallait accepter les critiques. Sa Majesté, de façon subtile, a fait comprendre au Premier ministre qu'il devait retirer ses plaintes déposées contre ses détracteurs et ce dernier a suivi Ses conseils dès le lendemain. Cela peut apparaître comme une première victoire de Sondhi dans la lutte sans merci qui l'oppose à Thaksin. Le tycoon-journaliste engagé a en effet très tôt joué la carte royaliste, arguant que le Premier ministre tentait de s'arroger certains privilèges réservés au souverain. Les T-shirts jaunes – couleur de la famille royale - portés par les supporters de Sondhi portent le slogan “Nous aimons notre roi”. Quand on connaît l'attachement du peuple thaïlandais pour l'institution monarchique et le respect qu'inspire Sa Majesté, on imagine l'impact qu'un tel discours a pu avoir, même chez de farouches partisans de Thaksin. Par contre, Sondhi se trompe sûrement s'il a lu dans le discours du 5 décembre un soutien du Roi à son mouvement. Le souverain, garant des institutions démocratiques, a fait preuve d'une neutralité bienveillante qui n'octroie à aucun des protagonistes une préférence. L'un de Ses conseillers privés, le général Surayud Chulanont, n'a pas manqué de remarquer : “L'institution [monarchique] ne doit pas être impliquée dans la politique. Les disputes politiques doivent se résoudre de manière politique”.

    Face au chef de file du matérialisme thaïlandais que représente le capitaliste Thaksin, Sondhi ne pouvait que jouer, en habile connaisseur des antagonismes qui déchirent son peuple, la carte du spirituel – donc du bouddhisme. Il s'est assuré du soutien de Luangta Mahabua, un bonze éminement respecté de la province de Udon Thani. Il a exceptionnellement réalisé son talk-show du 25 novembre depuis la pagode de ce dernier, donnant à sa campagne un air traditionnel qui doit sûrement lui attirer quelques supporters dans les campagnes. Sondhi a en outre lancé une accusation grave : le gouvernement aurait, l'an dernier, nommé un nouveau patriarche suprême de l'église bouddhique thaïlandaise, citant le mauvais état de santé du précédent chef bonze, alors que ce dernier pouvait très bien continuer son office.

    Face à ces multiples accusations, Thaksin Shinawatra n'a plus le choix des armes. Il ne peut plus procéder par l'intermédiaire de talentueux avocats ni balayer les questions sensibles des journalistes d'un revers de main. Il va devoir descendre dans l'arène et répondre point par point aux interrogations que se posent, après Sondhi, l'ensemble des Thaïlandais qui ont voté pour lui il y a moins d'un an. Le patron du Manager Group s'est inventé un rôle de contre-pouvoir qu'il semble bien seul à pouvoir exercer. Mais qu'a-t-il vraiment en tête, ce Sondhi qui fait de la politique sans le dire comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ? Aux dernières nouvelles, il ne souhaite pas se présenter aux prochaines élections sénatoriales, prévues début 2006. Alors pourquoi tant de haine ?

    Exposé des motifs

    En 2003, Sondhi Limthongkul déclarait que Thaksin Shinawatra était “le meilleur premier ministre que la Thaïlande ait jamais eu.” Oui, le même Sondhi qui aujourd'hui en dit pis que pendre et fait tout pour que le Premier ministre jette l'éponge avant la fin de son mandat. Que s'est-il passé, en deux ans, pour qu'on assiste à un tel revirement ? Qu'a donc fait Thaksin pour provoquer à ce point l'un de ses plus ardents supporters ? Car les deux ennemis du jour furent même partenaires d'affaires dans les années 90. Et dès la nomination du patron du Thai Rak Thai au poste de Premier ministre, en 2001, le groupe Manager, entre autres par la voix de son journal Pudjadkarn, prend fait et cause pour le nouveau gouvernement, justifiant chacune des politiques populistes alors mises en place. La banqueroute de 1997 est déjà loin derrière Sondhi et le Manager Group a repris sa place dans le paysage médiatique. Surtout, il a obtenu de l'agence gouvernmentale MCOT et du Département des Relations publiques (PRD) des tranches horaires pour la diffusion d'émissions de radio et de télévision sur des chaînes publiques, une source de revenus publicitaires non négligeable.
    Les raisons du revirement brutal de Sondhi et de l'ensemble des médias qu'il contrôle sont encore mal identifiées, même si nombre d'observateurs doutent qu'il ait lancé sa grande campagne anti-Thaksin par patriotisme et amour de la démocratie. Plus vraisemblables sont les rumeurs qui attribuent sa volte-face à une mésentente purement liée au milieu des affaires - voire en relation directe avec la perte de revenus qu'a représenté l'éviction de Manager des chaînes publiques sous la pression d'une faction du parti au pouvoir. Certains affirment par exemple que Bantoon Lamsam, le patron de la banque Kasikorn (anciennement Thai Farmer's), en froid avec Thaksin, serait maintenant l'actionnaire majoritaire du groupe Manager. D'autres que c'est l'éviction de Viroj, proche de Sondhi, de son poste de président de la Krung Thai Bank, qui a fait brûler le torchon entre les deux hommes d'affaires. Quoi qu'il en soit, le bras de fer en cours a vraisemblablement des causes financières qui passeront – comme d'habitude – dans les oubliettes de l'histoire siamoise. Thaksin a commis en se coupant de Sondhi une erreur qui pourrait se révéler fatale pour sa carrière politique. Mais nul ne dit qu'il n'entraînera pas son bourreau dans sa chute.
    FT


    Sondhi, un petit Thaksin
    Sondhi Limthongkul aurait pu être Thaksin. Il ne lui a manqué, semble-t-il, qu'un peu d'opportunisme et de chance. Comme le Premier ministre, Sondhi est issu d'une famille chinoise. Son père, imprimeur de métier, est arrivé en Thaïlande dans les années 1930. On sait peu de choses de la famille Limthongkul, si ce n'est qu'ils étaient suffisament riches pour envoyer leur fils Sondhi faire des études en Angleterre et aux Etats-Unis. C'est en Amérique qu'il apprend le métier de journaliste, dans des journaux universitaires. Il revient en Thaïlande en 1974, travaille pour un journal local puis monte sa propre entreprise de communication avec laquelle il lance un magazine automobile et un magazine féminin. Pendant vingt ans, la fièvre du tycoon ne quittera plus Sondhi. Il lance Pudjadkarn, sa publication de référence, en 1983, puis toute une série de périodiques. Au sommet de sa gloire, en 1995, Sondhi met sur les rails deux projets ambitieux qui, avec le concours de la crise de 1997, vont mettre son empire à bas : un magazine régional basé à Hong Kong, Asia Inc, et entreprise encore plus folle, le premier quotidien asiatique, Asia Times, en concurrence directe avec le Wall Street Journal. Le baht commence sa chute libre et les banques coupent les crédits : le Manager Group est acculé à la banqueroute. Et coulent avec lui les projets et les investissements de Sondhi qui auraient pu faire de lui un deuxième Thaksin : télécommunications (dont un projet de satellite laotien), finance, hôtellerie...
    La campagne que mène depuis quelques mois Sondhi Limthongkul contre le gouvernement Thaksin n'est-elle pas en fin de compte qu'une vengeance longuement murie ?
    F.T.



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  • Grippe aviaire : Bangkok sous la menace

    Un petit garçon de dix-huit mois est devenu le 5 novembre la première victime de la grippe
    aviaire dans la capitale thaïlandaise. Il a probablement été
    infecté par l'un des trois poulets élevés à
    son domicile et retrouvés morts quelques jours avant que ne se
    déclare la maladie. Le district de Klong Sam Wa, proche du zoo
    Safari World, a été mis sous surveillance. La présence,
    dans Bangkok, de centaines, voire de milliers d'élevage de
    volailles familiaux ou tout simplement clandestins rend difficile
    toute campagne d'éradication, d'autant que les autorités
    se livrent à un combat de coqs pour savoir qui a la charge de
    lutter contre l'épidémie. Le mois de novembre a en
    effet vu une sérieuse prise de becs entre le gouverneur Apirak
    Kosayodhin, élu de l'opposition démocrate, et la
    ministre de l'Agriculture, Sudarat Keyuraphan, toute dévouée
    au Premier ministre Thaksin. Cette dernière a accusé la
    municipalité de ne pas transmettre au gouvernement les
    rapports sur les cas de mortalité aviaire.

    Une vingtaine de « zones à
    risque » restent sous haute surveillance dans le pays,
    alors que le gouvernement vient d'annoncer un plan d'éradication
    de la grippe aviaire sur trois ans. La plupart des observateurs,
    notant l'absence de mesures sérieuses dans trois pays voisins
    (Cambodge, Laos et surtout Birmanie), doutent cependant de
    l'efficacité de toute mesure strictement nationale.

    Pendant ce temps-là, sur le
    front de la recherche, un laboratoire de Hanoi vient d'identifier des
    modifications de la structure du virus H5N1 qui pourraient favoriser
    une transmission entre mammifères. Le cauchemard a-t-il déjà
    commencé ?

    Nouvelle escalade dans le Sud


    Ce pourrait être juste un chiffre
    de plus dans les terribles statistiques du conflit qui fait rage
    depuis bientôt deux ans dans les trois provinces du Sud du
    royaume. Mais c'est surtout le symbole d'un durcissement de la
    situation. Une famille de neuf personnes a été
    assassinées à l'arme automatique, le 16 novembre, dans
    un village de la province de Narathiwat. Pour la première fois
    depuis janvier 2004, les rebelles indépendantistes musulmans
    ont opéré une action de représailles
    collectives. Le chef de la famille en question, ancien rebelle, avait
    semble-t-il choisi de retourner sa veste et de se ranger du côté
    des autorités thaïlandaises. Ce multiple assassinat ciblé
    n'a épargné ni la femme ni les sept enfants du
    défecteur, âgés de huit mois à vingt ans.
    C'est un avertissement brutal aux musulmans de la région qui
    seraient tentés de trouver un compromis dans un conflit qui a
    déjà fait mille morts. C'est aussi une fin de
    non-recevoir envoyée à un gouvernement qui n'a su
    conquérir ni les coeurs ni les âmes de ses citoyens en
    danger.





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  • Entretien avec
    Robert Ménard, secrétaire général de
    Reporters Sans Frontières.

    «Thaksin contrôle la quasi-totalité des médias
    audiovisuels »


    Robert Ménard, secrétaire de l'organisation de défense
    de la liberté de la presse Reporters Sans Frontières,
    était de passage en Thaïlande en octobre. Il s'inquiète,
    de l'aggravation des menaces qui pèsent sur les médias
    thaïlandais.



    Quel était le but de votre visite en Thaïlande?

    Robert
    Ménard : Il s'agissait tout d'abord de faire le point sur la
    liberté de la presse dans ce pays, car les nouvelles qui nous
    parviennent depuis quelques mois sont de nature à nous
    inquiéter. Ce pays était depuis plusieurs années
    à la pointe du combat pour les libertés civiles dans la
    région, on l'avait vu notamment avec l'adoption en 1997 d'une
    constitution parmi les plus démocratiques d'Asie.
    Malheureusement, cette tendance s'est inversée avec l'arrivée
    de Thaksin Shinawatra au pouvoir. On a alors constaté, dans le
    domaine qui nous intéresse, de fréquentes attaques
    verbales contre la presse et ceux qui osaient exprimer des critiques
    envers la politique du gouvernement. Thaksin contrôle, à
    titre d'investisseur dans la chaîne privée ITV [par
    l'intermédiaire de son groupe Shin. Corp, Ndlr] et comme
    premier ministre pour les chaînes publiques, la quasi-totalité
    des médias audiovisuels. Cela est une entorse sérieuse
    au pluralisme, d'autant que l'on a vu les radios communautaires,
    seules à pouvoir émettre des avis différents,
    subir de nombreuses attaques, certaines se voyant même
    interdire des fréquences. Et je ne parle même pas des
    procès en diffamation qui se multiplient de la part de Thaksin
    ou de ses alliés envers les médias, souvent avec des
    demandes de réparation de plusieurs dizaines, voire centaines
    de millions de bahts. Quant aux tentatives de prises de contrôle
    de journaux par des proches du Premier ministre, qu'elles visent le
    Bangkok Post, The Nation ou Matichon, il faut s'interroger sur les
    véritables motifs de ces actes même s'ils n'ont rien de
    répréhensif sur le plan légal.




    Vous
    avez assisté au procès de Supinya Klangnarong ?


    Non,
    malheureusement, il n'y avait pas d'audience au moment de mon
    passage. Mais RSF a délégué un observateur
    auprès d'elle pendant les mois de septembre et d'octobre, qui
    nous a informés au jour le jour du déroulement du
    procès. Je dois dire que le procès nous est apparu
    équitable et il faut a priori faire confiance au tribunal pour
    émettre un jugement honnête au mois de décembre.
    Rappelons que Supinya, qui défend avec opiniâtreté
    la liberté des médias dans ce pays, risque la prison et
    50 millions de bahts d'amende pour avoir affirmé dans la
    presse que le groupe Shin Corp s'était enrichi grâce à
    la politique économique du gouvernement. Supinya est une jeune
    femme très courageuse qui a le soutien de RSF et de l'ensemble
    des organisations de défense de la liberté de la presse
    au niveau mondial. Le verdict des juges marquera de façon
    profonde le regard que nous porterons à l'avenir sur la
    Thaïlande.


    Dans
    la région, la situation est-elle également
    préoccupante?


    Oui.
    Il faut le reconnaître, malgré tous les problèmes
    que je viens d'évoquer, la Thaïlande reste l'un des pays
    où les journalistes peuvent encore faire leur travail de façon
    relativement sereine quand ils ne touchent pas directement aux
    intérêts de Thaksin et de ses proches. En Birmanie, au
    Laos, au Vietnam, la presse n'est ni libre ni indépendante.
    Les journalistes finissent facilement en prison, certains sont même
    torturés comme en Birmanie. Les autorités refusent
    systématiquement les visas à Reporters Sans Frontières
    et bien d'autres journalistes étrangers. C'est une véritable
    honte. RSF se mobilise par exemple depuis des années pour
    obtenir la libération de Win Tin [que parraine Gavroche,
    Ndlr], un journaliste, écrivain et proche conseiller d'Aung
    San Suu Kyi. Il a 75 ans et croupit à Insein, la prison de
    Rangoun, depuis plus de 16 ans bien qu'il soit aujourd'hui malade.
    Les chefs de la junte lui ont proposé plusieurs fois de sortir
    de prison en échange de l'engagement à ne plus faire de
    politique. Il a toujours refusé. C'est de son courage que nous
    tirons la force de notre engagement. Pour accentuer la pression sur
    le gouvernement birman, nous venons d'ailleurs de réaliser un
    reportage à la frontière birmane avec Patrick Poivre
    d'Arvor, le présentateur-vedette de TF1, qui devrait être
    diffusé le 17 novembre.


    Propos
    recueillis par François Tourane





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  • Du Japon à la Birmanie, la démocratie en questions
    Non, la démocratie n'est pas uniquement une valeur occidentale. C'est en tout cas le sens du message aue veulent envoyer les créateurs de l'Index de la Démocratie en Asie (IDA), une évaluation du niveau de démocratie, de bonne gouvernance et de respect des droits l'homme dans la région. Cet Index, dévoilé en septembre lors du 1er Forum mondial sur la démocratisation en Asie, à Taiwan, couvre 16 pays et résulte de plusieurs milliers de questionnaires remplis par des personnes politiquement impliquées dans la vie de leur pays (politiciens, journalistes, membres d'associations, etc.) 22 propositions étaient réparties en six chapitres : droits civils, processus électoral, bonne gouvernance et corruption, médias, le respect de la loi et les participation et représentations des citoyens. Il fallait y répondre en évaluant leur validité dans le pays en question : “fortement d'accord”, “d'accord”, “ne sais pas”, “pas d'accord”, “fortement en désaccord”. Par exemple, la première proposition était : “les gens (de mon pays) peuvent ouvertement questionner et discuter des politiques officielles sans peur”. Une autre : “Les médias sont libres et indépendants du gouvernement et d'autres sources”. Ou bien encore : “les officiels élus et les fonctionnaires sont tenus responsables de leurs actions”.
    Venons-en au classement : ce sont, sans trop de surprise, trois pays (ou régions) parmi les plus développés d'Asie qui se classent aux trois premières places : Japon, Hong Kong et Taiwan. C'est également avec peu d'étonnement que l'on retrouve les généraux birmans en lanterne rouge, largement détachés du peloton. Par contre, les plus naïfs ou les moins informés resteront bouche bée devant le classement de Singapour. L'île-Etat, dont les dirigeants contrôlent la vie politique et les médias d'une main de fer, a encore de nombreux progrès à faire. Dans le tas, la Thaïlande s'en sort plutôt bien, en sixième position, entre les Philippines et l'Indonésie. Mais il est clair que le royaume pourrait descendre au classement du prochain index, prévu pour 2007, si les tentatives du gouvernement pour museler les critiques se poursuivent.
    On notera que de nombreux pays manquent à l'appel sur cette liste – notamment les géants indien et chinois, mais aussi le Vietnam et le Laos. “Pour des raisons de temps, de moyens humains et surtout d'accès à un nombre trop restreint de répondants potentiels, nous n'avons pas pu englober l'ensemble des pays de la région”, explique Paul Scott, membre de l'Alliance pour la Réforme et la Démocratie en Asie, à l'origine du projet. “Cet Index n'est pas parfait, c'est le premier, mais le suivant devrait être meilleur et surtout inclure davantage de pays”.
    François Tourane (à Taipei)



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  • Le papier d'un ami très proche !

    Cambodge Soir : le
    Cambodge au jour le jour depuis dix ans

    Le quotidien en français
    de Phnom Penh fête cette année son dixième
    anniversaire. A cette occasion, l'Institut de recherche sur l'Asie du
    Sud-Est contemporaine publie un ouvrage reprenant certains des
    meilleurs articles du journal. Philippe Latour, premier
    rédacteur-en-chef de Cambodge Soir, en fait une analyse toute
    personnelle pour Gavroche.

    A la lecture de
    « Chroniques sociales d'un pays au quotidien »,
    publié par l'IRASEC en ce mois d'octobre 2005, je me sens
    envahi par deux sentiments contradictoires : la fierté et la
    tristesse. La fierté, c'est celle d'avoir participé, en
    1995, au lancement de cette barque fragile, un quotidien francophone
    dans l'un des pays les plus pauvres du monde, pour constater, dix ans
    plus tard, qu'elle est devenue une vraie vedette de l'actualité
    du royaume.

    On doit ici rendre
    hommage à Pierre Gillette, pilier du journal et
    rédacteur-en-chef depuis plus de neuf ans. Sa connaissance
    profonde des heurts et des douleurs du pays khmer, tout comme sa
    volonté de maintenir une ligne éditoriale claire et
    indépendante, sont pour beaucoup dans le respect qu'éprouvent
    les acteurs de tous bords pour le journal francophone. Les noms de
    ses collègues et adjoints français, de François
    Gerles à Grégoire Rochigneux (éditeur de
    l'ouvrage en question), sont aussi à inscrire au tableau
    d'honneur.

    La survie de Cambodge
    Soir doit beaucoup, ne l'oublions pas, au financement fidèle
    de la « Francophonie » bienfaitrice. Mais ceux
    qui ont donné sa véritable âme au journal, ce
    sont les journalistes cambodgiens, dont certains y travaillent depuis
    le début de l'aventure. Venus de la section journalisme de
    l'Université royale de Phnom Penh, mais aussi d'autres
    horizons, les Cambodgiens qui ont fait couler l'encre du journal ont
    apporté un regard inédit sur leur peuple et leur pays ;
    le tout avec une neutralité et un désir d'approcher la
    vérité qu'on ne trouve que peu dans le reste de la
    presse locale. Les dizaines d'articles repris dans les « chroniques
    sociales » sont avant tout le témoignage d'un
    professionnalisme et de méthodes d'enquête digne du
    meilleur journalisme français. C'est là un sujet de
    fierté complémentaire : Cambodge Soir a formé,
    en dix ans, plusieurs dizaines de journalistes cambodgiens dont
    certains de très grande valeur, comme Kong Sothanarith, le
    correspondant d'RFI à Phnom Penh. Un constat qui va à
    l'encontre des idées reçues : malgré les ravages
    d'une guerre trentenaire, les Cambodgiens sont toujours capables
    d'apprendre, même dans le domaine intellectuel.

    Malheureusement, sur le
    fond, l'ouvrage publié par l'Irasec nous rappelle combien le
    royaume du Cambodge a peu évolué en dix ans. Et c'est
    ce qui, à la lecture, est source de tristesse lorsque l'on
    est, comme moi, très attaché à ce pays. Les six
    chapitres des « chroniques sociales » étirent
    les fils rouges du sous-développement et du malheur du « petit
    peuple » de Sihanouk. Du traumatisme khmer rouge à
    la jeunesse désenchantée de Phnom Penh, en passant par
    la pauvreté, les luttes sans fin des paysans pour conserver
    leurs terres, on ne peut que désespérer et murmurer,
    une fois de plus, un lancinant : « Ils ne sortiront jamais
    de leur misère... ».

    Alors, bien sûr, on
    peut se forger quelques espoirs en constatant que, depuis les combats
    qui ont ensanglanté Phnom Penh en 1997, huit ans se sont
    écoulés sans le moindre conflit armé – et pour
    cause, il n'y a plus qu'une seule armée, celle contrôlée
    par le Premier ministre Hun Sen ! On peut également se réjouir
    de la disparition de la menace khmère rouge et de la tenue,
    toujours hypothétique, du procès international des
    bourreaux du peuple cambodgien. On peut aussi rire, de l'éclat
    franc et rude qui n'appartient qu'aux Khmers, en lisant les pages des
    « chroniques sociales » consacrées aux
    croyances et au divin, de ce carambolage permanent entre coutumes
    ancestrales et modernité. Mais la pauvreté, les
    souffrances, les violences, les maladies – le sida, nouveau virus
    génocidaire – que vivent au quotidien les Cambodgiens
    ordinaires et que rapportent les journalistes de Cambodge Soir sont
    telles que subsiste un sentiment d'immense gâchis. Les
    milliards de dollars de dollars d'aide internationale déversés
    sur le Cambodge depuis près de quinze ans semblent s'être
    évanouis dans les poches de dirigeants corrompus et de
    fonctionnaires internationaux payés rubis sur l'ongle.

    Dans les années à
    venir, nul doute que les journalistes de Cambodge Soir continueront à
    dénoncer la misère inique qui empêche le Cambodge
    meurtri de fermer ses plaies. Espérons seulement qu'ils
    finissent par être entendus.

    Philippe Latour

    Représentant
    régional de Reporters Sans Frontières

    Cambodge Soir :
    chroniques sociales d'un pays au quotidien

    Sous la direction de
    Grégoire Rochigneux, préface d'Olivier de Bernon

    Irasec, 2005, 221 p.,

    Pour savoir comment vous
    procurer cet ouvrage, consultez www.irasec.com






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